jeudi 29 janvier 2009

La question de l’inspecteur

« Mais qu’est-ce que vous faites ? »

Léa faisait partie de la catégorie des « autres ». Incapable de se réjouir lorsqu’un de ses amis lui apprenait qu’il avait eu son permis, elle arrivait tout juste à feindre un sourire crispé qui menaçait de se transformer en crise de larmes.

Léa s’était inscrite à l’auto-école cinq ans auparavant, et elle en était venue à la conclusion qu’elle n’avait pas les capacités psychomotrices nécessaires au pilotage d’une voiture. En outre, le permis de conduire était devenu au fil des années une source intarissable d’angoisse. Même pendant les longs mois où elle n’avait plus mis les pieds à l’auto-école sous des prétextes variés, le permis occupait toujours un coin de sa tête, comme une maladie en dormance. Et lorsqu’elle était venue à court d’excuses (« Ah bah maintenant que tu es au chômage, c’est super, tu vas pouvoir en profiter pour passer ton permis ! »), les leçons de conduite hebdomadaires avaient fait de sa vie un enfer.

Elle avait cours le mercredi, et commençait à avoir mal au ventre dès le dimanche soir. Elle ne prévoyait jamais rien le soir d’une leçon, car elle ne pouvait jamais savoir dans quel état les deux heures de cauchemar la laisseraient. Elle détestait Alain, son professeur, qui le lui rendait bien. Elle détestait son énorme ventre qui portait toujours les traces de son déjeuner : des tâches bien sûr, mais aussi des éléments solides (miettes de pain, morceaux d’œuf dur) arrêtés net dans leur chute par cette panse de femme enceinte de 16 mois. Elle détestait ses explications (« Il faut que vos yeux voyent, si vos yeux voyent pas, c’est normal que tu réagisses pas. Arrêtez-vous. »), et ne comprenait rien à ses conseils (« Il faut di-ver-si-fier son attention. » « … Il faut quoi ? »). Lui, de son côté, prenait le silence de Léa pour de la provocation. Il avait une méthode pédagogique qui consistait à laisser à l’élève le soin de terminer ses phrases (« Et là, qu’est-ce qu’on vient de croiser ? Un ? Un céder ? Un céder le pa- ? »). C’était une technique qu’il appliquait depuis 20 ans et qui avait fait ses preuves, qui était Léa pour refuser de s’y soumettre ?

Alain et Léa étaient au moins d’accord sur un point : ils n’étaient pas faits pour partager un habitacle, ne serait-ce que deux heures par semaine. C’est donc Patrick qui avait pris la suite d’Alain. Léa avait eu du mal à s’habituer au fait que Patrick lise à haute voix toutes les insignes/affiches/pancartes qu’ils croisaient (« Quincaillerie Legendre… De Fursac la griffe de l’homme… Une pizza offerte pour une pizza vendue… », etc. ), mais elle préférait encore ça à ses remarques homophobes à répétition.

Le jour du permis était enfin arrivé. Léa n’avait jamais été aussi stressée de sa vie, elle aurait préféré 100 fois avoir à repasser son bac. Un sosie de Jeanne Mas avait pris place dans la voiture, cheveux rouges et pantalon audacieux (carreaux devant, velours derrière), et surtout, un strabisme convergent qui aurait déstabilisé même le candidat le plus aguerri. Le 1er incident avait eu lieu 10 secondes après le départ, Jeanne s’était mise à hurler (« Mais qu’est-ce que vous faites ?!! ») quand Léa avait tourné à gauche. Quelques minutes après, au moment de la manœuvre, elle l’avait répété avec un ton de mère excédée (« Mais qu’est-ce-que vous faites… »). Elle avait même échangé une œillade complice avec le moniteur, Alain, assis sur la banquette arrière. Ils avaient l’air de partager la conviction que Léa était irrécupérable. À la fin de l’examen, Léa était sortie sans un mot, fidèle à son arrogance légendaire. Elle avait jeté un dernier regard en arrière pour voir Jeanne Mas et le gros Alain qui riaient ensemble, indifférents à sa misère. Bien sûr, elle ne l’avait pas eu. Les salauds.

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