samedi 17 janvier 2009

La question en société, 1ère partie



« - Et toi, qu’est-ce que tu fais ? »

L’éternelle question. Léa savait que son interlocutrice n’attendait pas une réponse du type « Et bien là, je mange un bâton de céleri trempé dans de la sauce ». La question « qu’est-ce que tu fais » se rapportait bien sûr à une activité professionnelle, et c’était tellement évident qu’il était inutile d’ajouter « dans la vie » ou « comme métier ». C’était un raccourci parfaitement admis en société, et l’entrée en matière la plus communément utilisée pour commencer une conversation avec quelqu’un dont on vient de faire la connaissance.

Léa elle-même avait largement fait usage du « qu’est-ce que tu fais » au cours de sa vie, mais depuis qu’elle était au chômage, la question la mettait mal à l’aise. Les gens qui travaillent répondent sans hésitation, l’intitulé un peu obscur du poste étant généralement suivi d’une description succincte et apprise par cœur de leur activité quotidienne. Mais lorsqu’on n’a pas de travail, l’éventail des possibilités de réponses est infini. Selon son humeur et en fonction du degré de sympathie qu’elle avait pour la personne en face, Léa adaptait sa réponse.

Le mensonge était la mesure la plus facile à appliquer, mais elle n’était pas sans risque. Si Léa répondait qu’elle était éleveuse de golden retrivers, elle devait s’attendre à une avalanche de questions sur ce métier hors du commun. Et ses talents d’actrice ne la mettaient pas à l’abri d’une humiliation si la personne venait à discuter avec quelqu’un qui la connaissait et qui révélerait inéluctablement la vérité (« Léa ? La blonde là-bas près de l’halogène ? Mais elle n’est pas éleveuse de chiens, elle est au chômage ! »). Léa réservait donc ce mensonge aux soirées où il y avait beaucoup de monde, et où son interlocuteur avait peu de chance de tomber sur un de ses amis.

Léa pratiquait également l’embellissement de réalité. Elle affirmait avec conviction qu’elle avait quitté son travail pour mener à bien un projet personnel qui lui tenait beaucoup à cœur. Cette réponse provoquait généralement des réactions enthousiastes ; on louait son courage, on disait que c’était formidable de vivre sa passion jusqu’au bout. Seulement l’admiration tournait parfois à l’envie, voire à la jalousie. Les questions se faisaient alors plus pressantes (« Non, vraiment je trouve ça génial, mais comment tu comptes la financer ta galerie d’art ? Tes parents te prêtent de l’argent? ») et les anecdotes encourageantes pleuvaient (« Monter sa propre affaire, ne pas avoir de patron, c’est l’idéal, t’as trop raison. Mais c’est tellement de travail que moi, perso, je ne m’en sens pas capable. C’est vrai, mon oncle a ouvert un restau, et après deux ans il ne pouvait toujours pas se payer de salaire. En plus il bossait jour et nuit, sa femme l’a quitté, bref il a fait une tentative de suicide l’année dernière. Mais franchement, je trouve ça génial que tu fasses ça. »).

De toutes les réponses que Léa avait testées, la plus dangereuse était sans conteste la réponse sincère. Aucune des personnes à qui elle avait dit la vérité, à savoir qu’elle ne faisait rien, n’était parvenue à dissimuler sa gêne. L’interlocuteur cherchait généralement à donner une explication à la catastrophe (« C’est la crise, c’est super chaud de trouver du travail en ce moment »), de la minimiser pour les plus compatissants (« Non mais tu vas trouver, c’est sûr… Et puis c’est bien de prendre le temps de se poser, ça fait remonter les questions essentielles… »). Les moins éloquents ne savaient plus comment rebondir, et n’avaient d’autre choix que celui de laisser la conversation s’échouer (« Rien ? » « Non, rien » « … »). Dans tous les cas, l’interlocuteur finissait toujours par trouver une échappatoire et se précipiter hors de cette non-conversation insupportable. Léa s’était rendue compte que « rien » était pour le genre humain un répulsif plus puissant que la citronnelle pour les moustiques ou l’ail pour les vampires.

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