vendredi 13 février 2009

Check-up : l’orthodontiste 1




Je me souviens bien de ce jour glorieux. Nous étions à l’Hippopotamus, j’étais sortie de table pour aller faire des renversements sur la rampe de l’escalier qui menait aux toilettes.
(Note aux non-initiés : un « renversement » est une figure pratiquée aux barres asymétriques. C’est l’une des options possibles pour le gymnaste lorsqu’il commence son enchaînement ; on appelle ça une « entrée »

).
C’est là que le miracle a opéré : ma dent est tombée. C’était la 1ère, et j’avais 8 ans. Tous mes petits camarades avaient déjà eu le temps de sévèrement se frotter à la petite souris. J’avais fini par en venir à la terrible conclusion que ça arrivait à tout le monde, mais pas à moi (une remarque récurrente puisque je me suis dit la même chose une dizaine d’années plus tard au sujet du sexe). Et pourtant, sous le regard taquin de l’hippopotame, c’est arrivé. J’étais si heureuse, j’exultais, le serveur m’a même offert deux ballons pour fêter l’événement, on peut dire que c’était un jour de fête.
Pendant des mois, aucun signe d’une dent d’adulte pour venir prendre la place de l’autre. Puis un jour, ma gencive accoucha d’un minuscule croc, pas plus large qu’un grain de riz. C’est d’ailleurs le nom que lui a donné mon dentiste, avant de l’arracher en m’assurant qu’une autre dent, une vraie, attendait derrière. J’étais un peu comme certains requins dont les dents se renouvellent tous les 15 jours, sauf que les miennes mettaient des années. C’est ainsi que je fis mon entrée dans le monde médical, et l’orthodontiste que je dus consulter à ce stade fut la 1ère d’une interminable série de docteurs d’élite.
L’orthodontiste n°1 s’exprimait surtout par le regard : ses yeux étaient écarquillés en permanence, et elle exprimait ses émotions grâce à une palette de froncements de sourcils absolument remarquable. Attentive, dubitative, amusée, touchée, déterminée : elle communiquait par ses sourcils comme les indiens communiquent par nuages de fumée. A mon entrée en 6ème, le vide laissé par le grain de riz était encore intact, et j’avais réduit les occasions d’ouvrir la bouche au strict minimum. C’est à cette époque que je commençai à développer une véritable obsession pour la dentition des autres, et plus que les filles qui avaient des seins ou les dernières Van’s, j’enviais celles qui riaient à gorge déployée. Mon orthodontiste tint à me montrer sa sollicitude, aussi me fabriqua-t-elle un faux palet dans lequel étaient plantées deux fausses dents qui viendraient masquer cette misère. L’appareil était hélas conçu de sorte qu’il m’était impossible de fermer la bouche quand je le portais, et il déclenchait en outre un afflux de bave impossible à maîtriser. D’autres échecs succédèrent à celui-là, et je dus endurer le lémurien jusqu’à ce qu’elle se décide à hisser le drapeau blanc et à enlever les bagues qui m’écartelaient la mâchoire. Elle m’annonça ce jour-là qu’elle ne maîtrisait pas bien la pose des fils de fer destinés à maintenir les dents une fois le traitement achevé, et me demanda si elle pouvait assister au spectacle quand mon dentiste se chargerait de cette touche finale. Je trouvai la requête incongrue, car à l’évidence c’était loin d’être son seul point faible dans l’exercice de son métier. Mais lorsque je les vis tous les deux penchés au-dessus de moi, échangeant œillades complices et froncements de sourcil sans équivoque, je compris tout. J’avais été la monnaie d’échange d’un sombre commerce sexuel entre eux : tu couches avec moi, je t’envoie mes patients. Les salauds.

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